Il y a longtemps et bien avant encore, vivait en Isara une femme qui ravissait chacun tant par la qualité de sa personne que par les mets qu’elle était capable de préparer. Sans que l’on ne sut pourquoi, il y avait dans chacun de ses plats comme une grâce passée qui enchantait tous les palais. Elle n’avait qu’à se promener dans les bois, les vergers ou les noyeraies pour ensuite avoir le génie de les accommoder. Et dans les villages alentours, on s’impatientait que les grandes fêtes d’Arandon soient lancées afin d’avoir quelques chances de goûter à ces mets.
Et la voici qui s’en venait, les bras chargés de grands paniers avec au dedans milles merveilles. De grandes tables lui étaient réservées, et nombre de partisans venait la courtiser seulement pour avoir le plaisir de goûter de sa cantine. « Hélas, se disait-elle, n’y aura-t-il jamais quelque transi pour ma seule personne ? Les faudra-t-il toujours emportés par ma cuisine ? »
Et tandis que ces paroles résonnaient en elle, se présenta un tendre puceau. Lui si timide qu’il n’osait l’aborder, était persuadé qu’elle ne l’avait jamais remarqué, et ne sachant que faire de ses mains décida de les occuper par un morceau de tarte qui se trouvait là esseulé. Mais au moment de le saisir, sa main croisa celle de la jeune femme et en un éclair ils se reconnurent, et s’aimèrent.
Seulement juste au côté de ces deux là était un drac joueur déguisé en humain. Il aimait jouer de malice et tout en goûtant aux délices de la tables vu dans ses deux là un bon tour à jouer. Il les attira dans les bois sous prétexte de célébrer leur mariage mais au lieu de célébrer les noces voulu lancer un sort aux malheureux bien que le tendre amoureux voulut se défendre.
Hélas toutes les parades ne firent aucun effet, le tendre amoureux fut mis à terre et changé en chaumière. Le Drac finit de commettre son méfait, et s’exprima donc en ces termes à la pauvre femme :
Dans le même temps en baronnie du Dauphiné, vivait un homme qui aimait à observer les choses et s’attachait toujours à leur compréhension. De fait, il parcourait ainsi les terres et veillait toujours à ce que ses pas le mène vers de nouveaux secrets. C’est ainsi qu’il portait à sa ceinture toujours une épée qui put le défendre contre tous les dangers.
C’est tout autant qu’il sentit au détour d’un sentier une bonne odeur de noix qui devait marriner dans quelque plat de bonne chère. Alors, suivant cette odeur il remonta jusqu’à sa source et se rendit ainsi devant la chaumière d’où le fumé s’échappait. En regardant par les carreaux de la fenêtre l’homme vit ainsi s’affairer la douce personne.
Chaque geste de celle-ci semblait d’une précieuse minutie, prenant la noix pour en tirer les cerneaux, déposant la coquille pour n’écraser que le fruit dans une écuelle où s’ajoutait là quelque laitage et miel. Elle était de dos, et l’homme reconnut à la courbure de ces épaules quelques poids douloureux, quelque lourde tâche qui accablait cette gentille personne.
Alors doucement, il se rendit à la porte et frappa contre elle deux coups rapides et sonores, voulant par là produire quelque son cordial et rassurant. Il entendit en retour qu’une brusque reculée de chaise, et le cri de surprise de la dame alertée. Son geste qui se voulait amical n’eut pas l’effet escompté. Cela fut vérifié, lorsqu’ouvrant timidement la porte, la douce personne tenait autour de son doigt un mouchoir ensanglanté.
« Ma Dame veuillez m’excuser. Je ne voulais point vous embarrasser. J’ai senti la bonne odeur de votre chaumière et ici trouvé votre personne et senti votre malheur. Que puis-je pour vous aider ? »
La dame senti sa sincérité et sut se détendre tout en lui expliquant sa douleur. Elle expliqua le piège du Drac bien méchant. Qui chaque jour voulait d’elle un plat nouveau et captivant. Elle craignait pour elle d’attiser sa colère et exécutait donc toujours quelque met inédit. Mais elle se garda de parler de son tendre amoureux. Car le Drac avait bien dit qu’elle ne serait délivrée, qu’en trompant le héro qui viendrait la délivrer.
« Je vois, dit le curieux, vous ne pouvez plus durer ainsi. Votre visage m’est si doux et votre voix si touchante que je sens mon coeur battre plus fort à chacun de vos mots, à chacun de vos regards. Je vous garanti de vous libérer ou de périr en essayant ! »
Alors, il se cacha derrière un tas de bois, et guetta ainsi dans le froid et la lumière déclinante, le Drac méchant qui viendrait chercher son menu. Ce-dernier ne trouverait rien d’autre que le fer du transporté bien décidé à lui en faire tâter.
Depuis sa fenêtre la femme avait tout observé de la bravoure de cet inconnu et de son ingéniosité au fer et à la taille. Alors qu’au dernier coup du curieux l’ennemi fut défait, la chaumière s’envola tout comme les noix et le miel et le lait. Rien ne restait plus de la maison qu’à sa seule place un homme de haillons vers lequel la dame plongea et qu’elle soutint de ses bras. « Merci le curieux, merci monsieur. Grâce à vous me voilà délivrée et mon amoureux rendu. J’ai bien senti votre transport et j’en suis désolée, car mon âme tout entière appartient à celui-là. »
Ce n’était là que quelques mots, mais ils transpercèrent le curieux qui en laissa son épée choir. Son coeur pleurait et ses yeux s’embuaient, car tandis qu’il taillait et estoquait son ennemi, se déroulait dans son âme toute la vie qu’il aurait eu avec la belle dame. Alors que celle-ci s’éloignait déjà et le laissait ainsi, son coeur s’empli d’un vide que toute sa curiosité passée ne pourrait jamais combler. Un nouvelle appétence dès lors assailla son âme, vers de plus noirs desseins et de plus sombres secrets.
Les croissants de la lune passèrent et les soleils s’envolèrent. Bien des années après, le curieux, que l’on ne nommait plus alors que sous le nom de Moretia, couvait son domaine du regard. Il avait bien changé et ses traits s’étaient tirés, sa lame d’épée reléguée dans un sombre grenier. Il n’en avait plus besoin car bien d’autres moyens lui étaient connus pour suivre ses projets.
Aujourd’hui il contemplait les toits et pavés de son oeuvre, Bayanne. Tant de mains, de jambes, de sabots, de têtes vivaient en son nom et pour sa gloire. Le vide était moins creux, juste un peu moins. Alors en tous sens, il besognait à cumuler les choses qu’autrefois il souhaitait comprendre. D’aucuns disait qu’il détenait beaucoup, mais pour lui ce n’était seulement qu’un peu de terre, du bois, de la pierre, et de la chair. Il lui semblait encore manquer de tant, sans savoir démêler ce qui lui échappait.
A la lueur d’un jour nouveau, sous une froide clarté qui éclairait le manquement de son humanité, il entendit une clameur qui s’élevait et s’amplifiait depuis de basses chaumières. Alors il se leva, et prit avec lui le vide qui l’habitait pour descendre écouter ce que ses gens avaient à dire.
Ils étaient tous là autour d’un homme en noir qui, avec de grandes paroles s’adressait aux autres. Il brandissait ses mains et de larges gestes, comme des fers de lance ou quelques objets redoutables.
« Voyez tous comme mes mots vous touchent et comment ils changeront votre vie ! Vous qui étiez là ici à attendre mes phrases, je vous les donnerai sans embûches ! Mais réclamez d’une seule que mon récital souffre d’un théâtre qui lui soit digne ! Bâtissez une demeure pour appeler les muses ! »
« Qu’elle étrange idée que la tienne de venir ici et demander aux miens ce qu’il me revient de décider ! Il n’y aura rien de ce que réclame ici, tant que je ne l’aurait accepté ! »
Mais le peuple gronde et s’avance. Moretia enfoncé loin de son vide n’avait pas remarqué que le pesteur disait tout haut ce que chacun souhaitait. La révolte roule depuis un bord vers l’autre et la clameur entendue de si loin, emplit maintenant Bayanne tout entier.
Il n’était qu’un discret qui ne participait pas à ce roulis, alors Moretia le prit à parti, le donnant comme exemple contre le pesteur. L’homme discret et au visage fermé tenu sa volonté et l’affirma :
« Qu’il en soit un seul qui s’avance et me défie ; moi qui porte la grâce de Moretia, me défendrai. Du sort de mon combat dépendra alors celui de votre bâtiment. »
Personne ne sut jamais si le discret était quelque drac ou diablotin. Mais il perdit ce combat et la promesse de construire le bâtiment dut être tenue. Au village on voulu s’organiser et couper les arbres, et tailler les pierres, et fondre du bronze pour former des cloches. Mais Moretia s’opposa à la fonte des alliages. Sa fierté blessée nécessitait une victoire, et si l’édifice fut construit, elle fut pourtant privé de cloches.
Il n’en était pas un à Bayanne qui ne donna de soi pour construire le monument. Homme, femme ou enfant, chacun planta un clou ici, coupa une planche par là, assembla ou sculpta un portique, un escalier, un banc ou une poignée. Les boeufs soufflaient au terrassement, les percherons écumaient au débardage, les chiens veillaient au chantier tandis que les chats dénichaient les mulots. Comme si chaque individu était la petite pièce de quelque machine magnifique, de quelque engin fantastique. Ils firent cela tant et si bien, que les muses descendirent et se mélèrent à eux. Dans toute la discrétion qui leur est connue, elles élurent domicile parmi les hommes et finirent avec eux la construction de l’édifice.
Moretia suivait de loin toute cette agitation, sans prendre part aucune à l’avancement de ce projet qui lui avait échappé. Il vit le terrain stabiliser, les arbres abattus, transportés, tranchés, cloués et montés vers le ciel. Il sentit comme une cohésion s’installer entre les hommes là bas, tout au loin. Il sut que son coeur aurait dû en ressentir une émotion, mais le vide trop grand engloutissait sans que sa peau n’eut le temps de frémir ; et de ses yeux secs il regardait grandir devant lui la construction.
Vint le temps enfin où l’édifice fut achevé. Il reignait alors à Bayanne comme un air d’accomplissement qui rendait l’existence plus fraîche et plus douce. Mais les muses qui évoluaient maintenant avec les mortels s’étonnèrent rapidement que jamais l’on ne faisait sonner de cloche pour célébrer la liberté. Et, posant tout autour la question s'inquiétèrent de la constante réponse « Sieur Moretia nous en défend. »
Bien que tranquille, l’ombre de l’absence de cloche prit ampleur auprès du village. Pourquoi donc se refuser le tintement de celle-ci. Que peut bien avoir Moretia contre les carillonements ? Et de nouveau gronda la colère des villageois qui réclamaient du bronze à fondre. Mais Moretia ne souhaitait pas en entendre parler et bien des heures passèrent avant qu’il ne fût contraint de céder.
Il refusa de transmettre le moindre bronze mais promis d’une voix plus froide que le vent qu’au lendemain sonnerait une cloche en haut de l’édifice. Tel un courant d’air, il s’en fut alors et s’enferma seul dans sa demeure toute la longueur de la nuit pour pratiquer quelque ensorcellement.
Ainsi passa les heures noires et alors que les rayons du soleil pointaient et croisaient ceux de la lune, se mit à teinter tout en haut du bâtiment une cloche d’argent. D’une beauté sans pareil et d’un son sans égal, elle sonna sans qu’aucune corde ni aucun homme ne l’actionna.
Quel effroi ! Comment pouvait-elle se mouvoir sans qu’aucun n’eut à s’inquiéter de la faire ? Comment put elle être si scintillante et magnifique tout en haut de cette édifice et que son tintement soit si juste et bon aux oreilles de chacun ? Qu’avait donc bien pu faire Moretia pour donner à Bayanne une cloche si parfaite ?
Chaque villageois était emprunt d’autant d’admiration que de crainte, car l'envoûtement de la beauté de cette cloche, par l’éclat de sa blancheur d’argent, par les détails finement ciselés que l’on pouvait distinguer depuis la basse terre appelaient à une certaine révérence. Plus encore, était le chant de ses heures qui ponctuaient les jours comparable au lyre de quelque ancien dieu puissant et déroutant.
Les muses qui menaient là de douces heures parmi les villageois comprirent bien que la cloche ne venait pas de ce monde, et que quelque puissant sortilège avait été lancé pour appeler ici cet objet d’une monstrueuse beauté. Elles sentirent dans leur corps qu’elles ne pourraient séjourner d’avantage à Bayanne et que peu à peu les villageois renfermaient en eux un vide croissant qui dévorait leur joie et leur sourire. De terribles nausées prenaient les immortelles et les vertiges les repoussaient aux limites de Bayanne tant et si bien qu’elles n’eurent plus d’autre moyen que de prendre leur envol et s’en retourner aux jardins suspendus du Mont inaccessible. Ce faisant et dans leur empressement, elles laissèrent une empreinte de leur envolée sur un rocher que l’on appelle aujourd’hui Pierre Dieu.
Les mortels quant à eux, restèrent sous l’emprise de la cloche, et sans l’appui des muses à leur côté passèrent tout doucement du bon sens à la folie. C’est ainsi qu’ils produirent de plus en plus de bonne chère, mais seulement pour eux même tout en négligeant les voyageurs qui leur demandaient quelque hospitalité. Les rues de plus en plus déserte ne se remplissaient qu’aux heures pleines pour voir la cloche à son oeuvre.
Et, peu peu vint aux villageois l’idée d’en posséder une part aussi infime soit elle. Alors, ils se concertèrent et décidèrent qu’il leur fallait la fondre, et la transformer ainsi en autant de pièces que d’âme de Bayanne dans un partage aussi équitable que dément.
Ils désignèrent les plus vaillant d’entre eux et ils gravirent l’édifice pour atteindre la cloche, mais, lorsqu’il posèrent la main au dessus tout changea. Le ciel se fit noir et la terre bouillona. Le démon que Moretia avait enfermé dans la cloche n’accepta aucunement qu’on le toucha pour le fondre. Les homme furent projetés à bas, et le Maudit se déchaîna.
Que pouvait quelques mortel contre un démon encoléré ? Ils se défendirent tant bien que mal mais plongèrent lorsque la terre s’ouvrit. Car le Maudit dans son déchainement plongea Bayanne tout entier dans un profond puisard et, même Moretia et son amour esseulé baya d’étonnement en s’abimant tout au fond du trou béant.
Bien au delà des collines se tenait le Mont inaccessible. Celui qui surplombait les autres abritant sur son plateau sommital les jardins suspendus du bonheur. Dans cet eden que d’aucun aimerait atteindre, s’étaient réfugiés les muses qui passaient là leurs instants à veiller sur le monde d’égale manière puisqu’étant en son centre parfait. Depuis la prairie des fées, elles veillaient notamment au sombre village de Moretia qui détenait en son sein un terrible secret.
Elles l’entendait clairement cet occulte dessous de vérité, ce son de cloche maudite qui carillonait à chaque heure de chaque journée comme un cycle infernal rapprochant inlassablement un terrible présage qu’elles ne pouvaient deviner. Et bien souvent, elles tentèrent de se rapprocher du hameau, mais la cloche les empêchait de mieux avancer. Elles demandèrent à tout vagabond qui traversait Bayanne, ce qu’il pensait de celui-là et si tout s’y tenait correctement. Et toujours la réponse leur glaçait le sang « Il y avait là bonne chère et bien plus qu’il ne fallait, de l’opulence et de la richesse et bien autant de malveillance. Alors que certains m’ignoraient seulement, d’autres me menaçaient de bâton et je dût m’enfuir ».
Bayanne sombrait bien dans la déraison jusqu’au jour où se fit entendre un orchestre sinistre. Un roulement de bois, et des cymbales de fer, qui s'effondrait dans le ventre de la terre. Le terrible s’était produit, les muses ne purent en douter. Dans la lointaine terre où Moretia avait érigé sa cloche, se déchaînait le démon si puissant qui les avait renvoyés au Mont.
Il fallait faire vite où les hommes seraient perdus dans un fracas plus grand encore que celui de la terre éventrée. Rassemblé en un cercle d’or les muses réunirent en elles toute la magie qu’elles possédaient et tentèrent en vain de sauver ce qu’il était.
Malgré tout ce qui avait été tenté, Bayanne fut perdu. Englouti et oublié dans le profond d’un puisard. Pire encore, le démon s’était échappé de sa prison d’argent et filait comme de toute sa fureur contre le Mont inaccessible.
Changé en bouquetin le démon s’élance à travers Vercoria, il a bien sentit la magie des muses, et orgueilleux de sa victoire, ivre de sa liberté tout fraîche, il pensa en découdre plus encore sur le plateau majestueux. Alors il coupa au travers des bois, sauta les roches, franchit les ruisseaux, piétina ce qu’il lui barrait la route, et cracha son haleine fétide sur l’herbe douce au bas du Mont. « Alors voici où se terrent les pleutres, se dit-il, qu’elles se pensent à l’abris je m’en vais les réduire à l’oubli. »
Mais à peine eut-il posé un sabot sur le flanc de la montagne que celle-ci recula et se remit en place. Ou bien était-ce lui qui reculait tandis qu’il souhaitait avancer ? Rien de tout cela n’avait de sens. Le démon le comprit et souria d’avantage. Ainsi, il ne pouvait gravir lui même le mont, il userait alors d’un autre stratagème.
Il rebroussa chemin et se rendit à quelques lieues, où il y avait là un berger paisible. Se mêlant à ses bêtes, il ensorcela le troupeau qui s’élança alors vers la montagne magique. Le berger eut beau faire avec l’aide de son chien, rien n’y fit : il ne put retenir ses brebis.
Dissimulé dans le troupe le démon riait de son tour, car bien au milieu du troupeau la montagne ne sut le rejeter comme elle l’avait fait l’heure d’avant, et toujours avançaient les brebis ensorcelées. Ibicus pauvre berger ne pouvait que les suivre sans remarquer la bête qui n’était point à lui. Il se débattait et faisait tout pour ramener ses brebis à la raison, cependant elles s’élançaient toujours plus haut, où la tempête faisait rage. Ibicus bravait un gros vent et une neige glaciale dernier rempart entre les mortels et les muses.
Maléfice du démon ou coup de sort heureux, Ibicus et ses brebis franchirent l’impénétrable tempête et se virent au dessus d’elle et de bien d’autres choses.
Il eut du mal à ouvrir les yeux car il les avait tant plissés pour empêcher le froid de s’y jeter qu’il lui était douloureux de soulever ses paupières. Mieux aurait valu qu’il ne fit pas, il aurait du prendre garde et se douter que quelque chose n’allait pas et que rien de ce qu’il venait de faire était naturel. Pourtant il n’eut aucune méfiance, et souffrit d’ouvrir ses yeux et de découvrir où il s’était rendu.
Devant lui s’étendait une prairie sans fin, d’une beauté sauvage tout autant qu’ordonnée. Au loin galopait des centaures qui foulait une herbe d’un vert éblouissant. Levant les yeux au dessus, il aperçut quelques étranges oiseaux au plumes d’or et d’azur se confondant presque avec le soleil et le ciel. Il régnait là une chaleur sans pareil et une douceur qui fit s’élever son âme jusqu’à ses yeux en des larmes abondantes.
Mais l’abrupte réalité le frappa en un coup. Alors que son coeur triomphait de bonheur, il comprit soudain que sa place n’était pas ici, simple mortel sur une terre enchantée.
Il chercha son troupeau et repéra en son sein un bouquetin noir qui s’en échappait, fonçant à travers la prairie, souillant de ses sabots cet eden oublié. Et tout au loin, il vit s’élever une barrière de blanc ainsi qu’un cercle d’or se refermer sur lui-même. Les muses en une bouchée et dans le plus grand des fracas allait effacer ce qui n’avait pas à se trouver sur ce royaume caché.
Tout c’était passé tel qu’Ibicus l’avait pressenti.
Le démon qui pensait triompher fut renvoyé au loin et projeté dans le puisard qu’il avait creusé. Hurlant de terreur tout au long du trajet, il fut attaché à sa cloche à tout jamais, noué à Moretia qui l’avait convoqué. Le puisard fut empli d’eau afin de purifier le lieu et de chasser les néfastes influences que le démon avait dispensé. Et les deux complices de ces graves méfaits furent condamnés à laisser échapper une flamme permanente pour expier leurs péchés. C’est ainsi que depuis ce jour s’échappe sur les hauteurs de ces terres la colère d’un démon et l’amour perdu d’un mortel en une fontaine ardente.
Le Mont inaccessible fut scindé du reste de sa chaîne, libre, en retrait de l’humanité pour tenir toujours le monde sur un pivot dont il est le centre.
Quant à Ibicus qui eut l’outrecuidance de fouler les prairies enchantées et la bêtise de n’avoir su remarquer le démon piètrement dissimulé au sein de son troupeau, il fut sévèrement puni et transformé en un bouquetin aux cornes d’or, errant toujours sur les flancs de la montagne magique sans jamais pouvoir atteindre son plateau.
Fin